[BG] Syl de la Maison Shinra

Estoc d’Anthousa, aux première lueurs de l’aube.
Comme chaque matin, Melyth venait saluer les esprits des eaux, offrant son corps nu à la brise marine et aux rayons caressants du soleil levant. La voix de cristal du Gardien s’élevait en même temps que l’astre du jour en un chant envoûtant et mélancolique que les gardes de la citadelle écoutaient dans un silence respectueux avant de reprendre leurs tâches quotidiennes.

Perchée sur le rempart, son tricorne penché sur son front pour ombrager ses yeux des rayons rasants, Syl observait son frère. Elle souriait pour elle-même devant le chemin accompli par le cadet de la famille.
Qu’il était loin le rejeton chétif, dernier-né de la matriarche de la Maison Shinra, cet enfant dédaigné qu’elle avait elle-même discrètement protégé durant ses premières années de vie, avant de vite découvrir que sous ses dehors naïfs et fragiles Melyth était parfaitement capable de se défendre lui-même. Personne ne prêtait attention à ce jeune kélari discret et modeste, qui dénotait dans la lignée comme une herbe folle dans un massif de roses rouges, mais les esprits se chargeaient de veiller sur lui.
Elle les voyait, ondulant sous les vagues, répondant au chant d’offrande du jeune homme. Il était un bien meilleur prêtre qu’elle ne l’aurait jamais été, et avait finalement trouvé la place qui lui convenait.

Syl s’adossa à la pierre et caressa ses dagues, savourant l’instant de calme et de liberté totale qu’elle s’accordait. Elle aussi à présent se sentait à sa place. La kelari ne parvenait pas à comprendre comment certains Elus pouvaient renâcler devant leurs devoirs ou leur sort d’immortel. Cette nouvelle existence lui apportait exactement ce qu’elle avait toujours désiré, pouvoir et indépendance. Les mêmes avantages qu’autrefois, sans les inconvénients.
La Maison Shinra avait retrouvé son rôle et son rang, sous les ordres de Kira Thanos et au plus près des dirigeants de la nation renégate. Ils étaient redevenus ce qu’ils avaient toujours été, des agents de l’ombre, disciplinés, loyaux, intelligents et efficaces.

Syl fit miroiter sa lame au soleil. Elle se souvenait fort bien de sa jeunesse, de sa rébellion contre la Matriarche qui voulait faire d’elle son héritière au temple. La perspective de passer sa vie enfermée dans une cage dorée, à ployer sous le protocole et à orchestrer de savantes manipulations pour accroître l’influence de sa Maison aurait enchanté bon nombre de jeunes kelari, mais n’avait réussi qu’à faire fuir l’aînée des Shinra.
En secret, elle avait rejoint les rangs des assassins d’élite de la Vipère Bleue, avant de revenir auréolée des succès de ses missions et armée de la recommandation de la femme la plus redoutée de la noblesse kelari. Personne ne défiait ouvertement Kira Thanos, car tout le monde craignait de se retrouver cible de ses tueurs, les meilleurs du royaume.
Furieuse mais assez sage pour savoir où se trouvait son intérêt, la Matriarche de la maison Shinra dut transférer ses ambitions religieuses vers ses fils, laissant sa fille libre de vivre comme elle l’entendait.

La vie continuait, différente et similaire. Syl avait été un excellent assassin, elle utilisait depuis sa renaissance ses nouveaux pouvoirs pour accomplir ce qu’elle savait le mieux faire : tuer. Sans haine, sans détachement. Elle aimait la puissance de la mort, la perfection de la lame devenue extension de sa main et de sa volonté, l’élégance de la danse fatale et l’adrénaline de la chasse. Elle pouvait donner la mort rapidement et proprement tout comme elle pouvait torturer longuement sa victime. Tout dépendait du contrat. Et quand elle n’avait pas de cible désignée, elle parcourait Telara, semant les cadavres des envahisseurs planaires et des brigands de grand chemin sur son passage.

Estoc d’Anthousa, tard dans la nuit.
La lune brillait haut dans le ciel, répandant des coulées d’argent sur la mer en contrebas de la tour, creusant les ombres au détour des murs et des embrasures et donnant aux sentinelles immobiles sur les remparts l’aspect de spectres blafards.

Une main fine tira brusquement la tenture qui cachait une fenêtre aux vitraux colorés, et la pénombre s’effaça sous un flot de lumière blanche.
Syl sourit, souffla sa bougie et ouvrit la fenêtre pour respirer l’air doux de la nuit, avant de s’asseoir sur le rebord pour contempler la pièce qu’elle venait d’arracher à son sommeil silencieux.
L’ancien bureau du Gardien était comme toujours impeccablement rangé, mais bien moins encombré que dans son souvenir. En quittant les lieux, Shindaal avait emporté la majeure part de ses documents et objets personnels, et de larges zones d’ombre occupaient à présent les étagères autrefois garnies de livres, rouleaux, pots et flacons. Il manquait quelques meubles, et de nombreux objets d’art.

La kelari se leva et avança avec la souplesse d’un chat, parcourant la pièce, effleurant de ses ongles laqués de violet les vestiges abandonnés par son frère.
L’odeur diffuse du cuir de qualité, du bois ciré et des ingrédients d’alchimie s’était atténuée, mais restait perceptible. Il y manquait la senteur épicée du parfum de Shindaal, toujours la même après toutes ces années, et qu’elle n’avait jamais oubliée.
Elle caressa la rondeur d’un vase antique, avec la même douceur qu’autrefois l’épaule brune du seul homme qu’elle ait jamais désiré et aimé.

Sortant de sa rêverie, elle poussa d’un pied agacé la porte qui menait à la chambre voisine. Cette pièce-là n’avait pas changé. Comme le bureau, elle était d’une sobriété monacale. A la manière d’un moine kelari, bien sûr. Un lit, un coffre, une chaise, un tapis. Mais les meubles ouvragés étaient du plus beau bois, le tapis valait une fortune, les tentures avaient demandé des semaines de travail aux meilleures ouvrières de la région, et le matelas sur lequel elle s’allongea enroba de son moelleux parfait son corps alangui. Le drap sous sa joue éclatait d’un rouge profond, tissé serré du lin le plus fin et délicatement brodé.
Tout ici reflétait l’ancien propriétaire des lieux, luxe sans ostentation, élégance, richesse des matières et simplicité des formes.

Elle ôta ses bottes, jouant avec le voilage du lit du bout des orteils, pensive.
Elle avait vu les appartements de Shindaal à Atia. Très différents de ceux de l’Estoc, plus proches du style traditionnel de leur peuple, mais toujours avec ce mélange insolite de luxe et de dénuement.
Son frère avait changé, il s’était assombri, devenant plus froid en surface, désabusé au point de flirter avec les profondeurs du Néant. Parfois elle voyait la passion de son âme de feu affleurer, au hasard d’un instant de relâchement, mais très vite il se refermait sur ses blessures, offrant au monde un visage calme et calculé.
Elle soupira. Leur complicité d’autrefois lui manquait. Shindaal jouait encore avec elle parfois, mais elle le sentait détaché, distant. Il ne la laissait plus l’atteindre. La carapace qu’il s’était forgée semblait impénétrable, même pour elle…

Elle se releva d’un bond.
Il n’était pas dit qu’une Shinra abandonnerait aussi facilement la partie. Ils avaient besoin les uns des autres, comme toujours. Si quelqu’un pouvait sortir Shindaal de son marasme c’était bien elle. Et il le valait bien.
Revenant dans le bureau, elle déposa sur la table de travail une fleur de chagrin d’un rouge profond et un jeton de métal argenté gravé d’un scorpion noir. La signature des Scorpions, les assassins dont elle avait fait partie autrefois. Quand son frère reviendrait dans cette pièce, il trouverait cette trace de son passage. Elle sourit, et quitta les lieux aussi discrètement qu’elle y était entrée.